Lucien, paysan aviateur

« La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. Parce qu’elle nous résiste. L’homme se découvre quand il se mesure à l’obstacle. Mais pour l’atteindre il lui faut un outil. Il lui faut un rabot ou une charrue. Le paysan dans son labour, arrache peu à peu quelques secrets à la nature, et la vérité qu’il dégage est universelle. De même l’avion, l’outil des lignes aériennes, mêle l’homme à tous les vieux problèmes. » Antoine de St Exupéry

Depuis plus de trente années j’ai ces premières lignes de « Terre des hommes » en mémoire ; mais si le métier de pilote m’a aidé à mieux comprendre le monde, je ne voyais pas cette attache mythique avec la terre et ceux qui la travaillent.

L’ULM m’a apporté cette réponse un jour où je maraudais en quête d’une jachère près d’une maison dont je connaissais le propriétaire : un agriculteur, ancien pilote privé. Les démarches requises réalisées, je me posais régulièrement chez Lucien et Françoise Latreille où l’accueil était toujours chaleureux. Puis n’aimant pas voler seul, Lucien a fait avec moi de nombreuses virées alentours, cherchant de nouvelles surfaces où me poser. Je suis rappelais les règles de pilotage, il m’apprenait la terre, et j’avais bien plus à découvrir que lui.  La terre, il a coutume de la saisir à poignée, de la sentir, de la pétrir, la regarder et il pourrait en parler des heures durant… « Nous, les paysans, nous pouvons en une semaine changer la couleur de la campagne ! » a-t-il coutume de dire … Observez donc amis pilotes l’or soudain et éphémère des colzas en avril, celui des tournesols en Août, et la terre qui brunit aux labours de septembre … J’ai appris les modes de culture, les contraintes de l’outillage moderne, l’enfoncement probable de nos roues après le passage de tel ou tel matériel, ou dans telle ou telle culture… les ornières d’épandage…. Je me suis intéressé au travail des cultivateurs, et ils se sont habitués à voir notre TETRAS rôder au dessus de leurs têtes et beaucoup d’entre eux m’ont autorisé à me poser sur leurs terres.

Depuis lors il m’arrive d’atterrir quand je reconnais leur tracteur ou leur moissonneuse et nous sommes les uns et les autres fiers de ces rencontres. Quand Lucien m’accompagne, il me sert de visa permanent, il connaît tout le monde alentours. De cette complicité, s’est forgée une grande amitié, la vie nous avait privé chacun d’un frère, peut-être sommes nous devenus mutuellement des frères de substitution ?

Amitié bien nécessaire quand le mauvais sort s’acharne…

L’ULM allait être encore l’outil pour sortir d’une année bien difficile…  Reprendre le pilotage ? Acheter une machine à plusieurs ? créer un terrain privé près de la maison ? Quand l’horizon est sombre, seuls les projets nous sortent des idées noires.

Une année de patience, de réflexion, d’échafaudages, de discussions, puis de concrétisation. Le terrain voit le jour après de laborieux palabres avec le voisin pour échanger les parcelles. L’idée d’acheter finalement seul une machine fait son chemin. Je contactai Jacques Humbert cet artisan de génie qui fait des merveilles dans sa vallée des Vosges.

Une moto du ciel carénée pouvait être remise à neuf… moral en hausse, visite chez Humbert aviation. Coup de foudre pour la machine et réelle sympathie entre les deux hommes. Juillet 2007 : c’est la sortie d’usine, Jacques Humbert sort discrètement la moto du hangar avec les précautions d’une mère qui présente son bébé à la famille ! Grande fierté pour le constructeur, grande émotion pour Lucien et nous mêmes.

Le convoyage vers le Poitou occupe deux jours pleins. Un équipage tournant avec Bernard Gauthier dont le camping car assure la logistique. Fabuleux souvenir pour tous que ce long voyage et l’arrivée sur le terrain qui attendait depuis si longtemps. Mobilisation générale au village. Le voisin concèdera un taxi-way dans sa luzerne pour accéder à l’ancienne serre à tabac dont les cotes étaient miraculeusement les bonnes pour l’oiseau magique. Soudeur et mécanicien confectionnent un système de rail et de chariot pour l’accès de la machine en position transversale. Un travail de professionnels, si bien que Lucien manœuvre désormais son ULM sans le moindre effort…

Tout l’été 2007 fut consacré à la formation et à l’automne, notre homme se posait seul sur sa piste dont la configuration en effraie plus d’un. Depuis lors, il guette les matinées de beau temps pour s’envoler aussitôt. Prenant assez vite de l’assurance, il fréquente désormais les pistes les plus tordues du canton et notre association lui a décerné officiellement le « label BROUSSE » : le célèbre logo de l’ASAB sur l’empennage … La Classe !

Alors si dans le sud de la Vienne, vous entendez le son caractéristique de la moto du ciel, sachez que c’est probablement Lucien « le paysan aviateur » qui laboure le ciel…Maintenant à la retraite, il a simplement changé d’outil …  Il fait du St Exupéry sans le savoir…

Alain Hugault